Laudatio 2010

Noëlle Revaz, Efina, Ed. Gallimard.

Par André Wyss, président du jury.

Monsieur le Président,

Merci de vos paroles, merci au Cercle littéraire de nous accueillir une fois de plus. Grâce à nos mécènes, dont le Cercle est maintenant le plus ancien, le Prix Michel-Dentan poursuit sa mission, qui est de trouver chaque année le livre publié en Suisse romande ou d’un auteur romand publié à l’étranger qui se recommande par son originalité, sa force d’écriture et le bonheur de lecture qu’il procure. Vous avez été le premier président de son jury, et ceci vous intéressera peut-être : Noëlle Revaz, Efina, p. 103.

Ils songent à T pour le Prix. On en parle un peu chaque année, la chose n’est pas encore faite, il reste à convaincre quelques voix. Avec une carrière comme la sienne, il est en effet malheureux que T n’ait pas reçu le Prix. Si quelqu’un le mérite, c’est bien lui. T le modeste baisse les yeux. A ce point, il ne sait que dire. Recevoir le Prix serait bien, oui. Mais. Y a-t-il vraiment droit.

 

Mesdames et Messieurs, chère famille Dentan, chers amis,

Si vous avez lu Efina, vous avez pu y songer aussi pour le Prix. Y a-t-il vraiment droit ? Vous n’en doutez pas, car l’origi­nalité et la force d’écriture sont ici très évidentes ; et quant au bonheur, ce livre rend le lecteur tout simplement euphorique. Je ne suis pas le seul à le penser. Outre les membres du jury qui ont voté comme moi, il y a ce journaliste de Libération qui a écrit sur notre lauréat quelques lignes remarquables et que je voudrais citer, car il dit à peu près exactement ce que j’avais à dire sur ce livre.

On pourrait raconter l’histoire d’Efina mais on la parlerait mal, parce qu’elle ne se raconte que dans une seule langue, celle où elle est écrite. La beauté unique d’Efina, consiste dans les gestes d’écriture que Noëlle Revaz a su inventer. –– Une jeune femme, va au théâtre, un jeudi. C’est le début d’Efina. Dans l’ordinaire de la première phrase s’est glissée une petite bombe. Une virgule entre le verbe et le sujet, contraire aux bonnes mœurs de la ponctuation mais qui fonctionne à plein et inscrit la disjonction dans la chair même du texte. Une jeune femme, va au théâtre, un jeudi. C’est comme un empilement de contingences, simple et un brin effrayant. […] Mais cette histoire, disions-nous, ne se représente pas. Elle n’est que dans le travail du texte, qui ne faiblit jamais, à chaque tremblement du sens, dans le choix d’un rythme, d’une nuance, d’une élision. Cette manufacture par le stylo est un régal d’intelligence, de drôlerie, aussi bien quand Revaz se glisse dans la voix de ses deux patients que quand elle leur ouvre ses propres descriptions.

« Langue unique, gestes d’écriture inventés, travail du texte, manufacture par le stylo » : on ne saurai mieux dire ce qui dans ce livre rend le lecteur euphorique en l’amusant, mais aussi en l’émouvant. Ce livre est pour moi aussi un petit chef-d’œuvre : le projet impossible que l’auteur s’est donné, en décidant d’écrire tout un roman sur une relation dont on comprend très vite qu’elle est hors de toute comparaison, loin de toute tradition romanesque, qu’elle est à rebours du bon sens et de toute psychologie vraisemblable ; à partir de là, cette idée si belle de faire des deux personnages des sortes d’épistoliers, et, plus que des épistoliers, des littérateurs et des critiques, ce qui nous vaut un échange de lettres ébouriffant, où la surenchère affective le dispute à la plus grande mauvaise foi, mais impeccable quant à la rhétorique; puis, à partir du moment où ces êtres-là s’éloi­gnent de leur écritoire pour oser se rencontrer et s’affronter, il y a cette in­ven­tion permanente de scènes à faire et que Noëlle Revaz fait parfaitement, encore que toujours de façon inattendue, chacune étant une invention narrative et un défi d’écriture, puis ces variations sur un thème ou une situation donnée – le théâtre, côté spectateur et côté gens du théâtre, le don-juanisme, les scènes de séduction ou d’amour, les changements d’époque et d’atmo­sphère, tout cela nous vaut des pages d’an­tho­logie à répétition, mais dans un flux continu et sans que l’intérêt jamais fléchisse, jamais par exemple entre deux de ces pages d’anthologie. Et puis en effet, on ne le dira jamais assez, la langue, et même les langues que Noëlle Revaz a inventées, toujours parfaitement adhérentes à leur mission particulière, par le naturel aussi bien que par la sophistication, et ces bonheurs d’écriture enfin – Les sentiments comme les moules prennent pied sur les socles les plus hasardeux. (p. 151) Cela forme un tout qui fascine de bout en bout et nous laisse admiratifs et en même temps stupéfaits devant tant d’audace, tant d’ingéniosité, tant de bons succès.

Mais comment cela opère-t-il ? Si la langue est bien ce par quoi ce livre s’impose d’abord et tout au long de ses 180 pages, il est loin de se présenter à notre lecture comme un exercice de style : la langue y sert à dire des choses, et ces choses nous im­portent. L’émotion est d’abord de nature esthétique, certes, elle est admiration d’un moment d’expres­sion particulièrement réussi, mais elle est d’un long retentissement, parce que l’ex­pres­sion neuve, quand elle est juste et frappante, creuse la réalité pour y engager le lecteur tout entier.

Nous avons entendu la première ligne. Prenons les deux dernières phrases. Sa voix [celle d’Efina] sa voix est couverte par les oiseaux. Le cimetière est la maison des oiseaux. Entre ce piquant incipit et cet émouvant excipit s’est déroulée une histoire qui nous a captivés par les procédures toujours réinventées d’une écriture qui adapte ses contours à chaque situation, à chaque péripétie, mais qui a su nous envelopper également par une empathie distancée à l’endroit de ses personnages, à moins que ce ne soit par une ironie pleine de tendresse – je ne cherche pas les paradoxes, ils s’imposent à moi par l’art très particulier de cette « manufacture par le stylo » – un art en somme de la narration sous toutes ses facettes et qui joue avec infiniment de virtuosité de toutes ses gammes. L’empathie est, je suppose, ce que tout auteur ressent pour ses créatures ; elle se fait ironique ici pour cette raison que l’auteur veut éviter le pathos : comme nous lui en sommes reconnaissants ! Absence de pathos n’est pourtant pas froideur : ce qui se produit dans un livre écrit de main de maître qui veut éviter le pathos, c’est l’accès immédiat qui nous est donné à une douleur qui, pour être parfois ridicule, ou mal fondée, ou même outrée, n’en est pas moins vécue, et, qui si excentrique soit-elle, trouve une expression tellement exacte que nous la partageons sans chipoter.

La fascination vient aussi de ce que ce roman d’amour est le roman de la dénégation de l’amour ; l’amour s’y écrit à coup d’antiphrases, et le langage de l’amour y est toujours biaisé et différé. Comme chacun le sait depuis Jean-Jacques Rousseau, et comme chacun l’a éprouvé un jour ou le devine à chaque fois que c’est nécessaire, l’antiphrase, la feinte et la dénégation sont les figures mêmes de notre paraître qui couvre et cache notre être, elles sont les figures reines à la fois de notre système psychique et de notre rhétorique, donc de la littérature. Dans Efina, il faut mentir pour avouer, railler pour se déclarer, dire qu’on aime ailleurs pour faire comprendre et se faire comprendre qu’on aime ici. Ces deux amants-là éprouvent que l’être de leur amour dépend de ce que les autres amours paraissent.

Partant, c’est aussi le roman d’un désir qui ne peut jamais être assouvi par le fait que l’objet en est toujours autre que ce qui est cru, voulu, désigné. Du coup, amour et humour, poésie et trivialité sont dans le même rapport que rêve et réalité – Efina doit rêver, elle n’a pas de temps pour écrire. Rêver on ne sait pas à quoi, ça elle ne voudrait pas le dire. Elle doit rêver. (79) – et la merveilleuse ambiguïté de la littérature fonctionne à plein : il y a quelque chose de proustien, ici, non sûrement par le style, qui est aux antipodes, mais par cette « promesse que la réalité n’est pas ce qu’on croit ». Dans ce livre, que de lettres qui ne sont pas envoyées, qui n’existent que comme des sortes de journaux intimes adressés, voire comme de l’écriture pure, bref, comme de la littérature. Certaines lettres partent pourtant et les personnages se rencontrent d’abord par le biais de cette littérature qu’ils produisent de manière tout à fait consciente : leur style travaillé, leurs repentirs (d’au­teurs !), leur rhétorique retorse, leurs surenchères, leur goût de la critique, ce qui sort de leurs plumes abondantes est tout à fait de la nature de ce que cherche l’écrivain quand il prend la sienne : fouiller par les mots le réel, la vérité, la profondeur de ce qui est en soi, ou bien dénoncer indirectement, par ce travail, ce qui est de l’ordre du faux-semblant.

Ambiguïté, ai-je dit : que signifie Efina dans le titre ? Efina n’est pas le personnage principal ; le titre ne renvoie donc pas à l’héroïne, mais à sa présence permanente dans l’esprit de T et dans le nôtre : Efina n’est pas d’abord un personnage, elle est toujours une obsession. D’ail­leurs, si T a l’air quelque peu anonyme, avec cette seule initiale qui le désigne, c’est pourtant Efina qui reste l’inconnue jusqu’au bout : on ne saura pas ce qu’elle fait dans la vie, ses amis n’existent pratiquement pas, sa famille se réduit à un enfant qu’on voit « petite grenouille dans son ventre », puis qui naît et puis dont on ne parle presque plus. Mais sait-on au moins qui est T, le personnage principal ? Acteur célèbre, dont chacun, dans le monde d’Efi­na, sait le nom, mais dont personne, dans le monde des lecteurs, ne sait comment il s’ap­pelle. Célébrité presque tout à fait anonyme.

Et par exemple, combien de temps dure cette histoire ? Quand elle commence, cela fait quelques années déjà qu’une certaine lettre a été envoyée par T à Efina. Le narrateur ne manque pas de moyens très variés pour nous faire comprendre combien le temps file. Il occupe plus d’une fois le blanc qui sépare deux séquence. Ainsi, quand Efina passe des bras de T au lit de Raul …

Elle essaie de plaisanter, mais T n’est pas du tout sur la même longueur d’onde. Il est pressé. Il doit partir. Il est déjà en retard. Il ne doit pas être en retard. Il faut qu’il fasse attention. Il doit aller dans cette direction. Efina a l’inspiration de dire qu’elle espère qu’il ne va pas écrire encore une de ces lettres dont il a la spécialité. Ça fait rire T, il serre Efina dans ses bras. [Un blanc, puis :] Cette fois, ça y est Efina est amoureuse. Elle ne s’ennuis plus sous la couette. Le prince charmant s’appel Raul, il est grand, noir, il est sensible, intelligent et Efina est à son bras aux quatre coins de la ville..

… ou quand le narrateur omet de nous raconter comment s’est produite telle situation dont l’avènement marque un tournant dans les destins. Ainsi, on retrouve Efina et T en couple, sans que les circonstances de ce fait improbable aient été le moins du monde narrées. Nous y entrons en plein épisode Raoul, par un blanc et après le détour d’un rêve, parce que cette réalité nouvelle pour nous n’est pas facile à vivre pour la protagoniste. Et nous y sommes accompagnés par les cloches fêlées d’un lyrisme à contre-sens.

Quant à indiquer le temps qui file, il y aussi la succession des vies de couple, la succession des vies de chiens, les coups d’œil dans les miroirs ou sur le corps de l’autre, avec des focalisations cruelles ; il y a les déménagements, les hôtels minables, les lits et les chambres, les théâtres, les alternances de défaveur et de célébrité … Il y a surtout que les deux personnages en rajoutent ; dans leur correspondance ou quand le narrateur dévoile leurs pensées, ils expriment une relation aux faits qui allonge le temps par des hyperboles récurrentes : Heureusement qu’il ne lui a pas fait parvenir les lettres qu’il lui écrit depuis des lustres (12) il y a des siècles que la lettre a été expédiée ; cette lettre que je t’ai il y a je ne sais combien d’ans, de générations, écrite (T à Efina, 17) alors que je t’avais depuis le fond des âges oublié (Efina à T, 27) je vous connais depuis des siècles, je lis votre prose depuis l’invention de la lune (T à Efina, 67).

C’est que le sentiment d’un sempiternel retour et celui du vieillissement sont parmi les thèmes obsédants des narrations, des scènes et des portraits de ce roman et nous observons que ce thème est largement traité dans la façon que les personnages ont de se voir, de voir les autres, de considérer ce qui leur advient : Efina et T dans un lit. Non, Efina et T sur un lit – suit une scène d’amour. Puis : Efina a changé, ses seins sont lourds et sa taille s’est un peu épaissie. Puis, à la page suivant, après un nouveau blanc : T se promène avec une vieille femme et un chien. Enfin : E et T se regardent face à face et laissent tomber les derniers lambeaux. Pourtant, ce sentiment réciproque ou mutuel ou encore réfléchi du vieillissement serait trop vite considéré comme l’antidote de l’amour : il en est le gardien, aussi bien et l’on peut croire Noëlle Revaz quand elle dit « Efina est un livre romantique, qui affirme que l’amour est important et durable et que les sentiments ne faiblissent pas, et résistent au temps, à tout. Il n’y a rien de plus romantique! » Oui, le pathos nous mettrait à distance de tout cela, quand au contraire l’écriture distanciée nous en rapproche. Et l’humour.

Je vous entends, Mesdames et Messieurs : vous voudriez que je parlasse de l’humour de ce roman, et à ce propos encore, des inventions de situations et des inventions de formes très variées. L’humour est en effet partout, dans les descriptions, dans les narrations, dans les lettres, dans les dialogues – vous vous en êtes avisés à mes brèves lectures ; il se présente sous ces formes de distance que sont l’ironie, la focalisation sur le ridicule, l’hyperbole, la mauvaise foi : partout, c’est de la rhétorique mise au service de l’imagination. Mais on en perdrait la signification si l’on ne mettait pas cet humour en rapport avec l’amour, et c’est avec beaucoup de clairvoyance que L’Huma­ni­té a mis en titre de sa critique d’Efina : « Le rire et l’ironie sont aussi des figures de la sensibilité ». Poussons plus loin et disons que dans ce livre, l’amour n’a tout simplement pas d’autre moyen d’ex­pression que l’humour, qui est une forme encore de la dénégation, ou de l’aveu, ou de l’appel. Les manies des personnages, leurs outrances, leur compulsion de répétition nous font rire jusqu’à ce que nous nous rendions compte qu’elles sont la matière dans laquelle est faite leur amour.

Les quasi dernières pages du livre en sont une manifestation encore, du côté d’Efina. C’est une des séquences les plus émouvants, parce qu’on ne sait pas exactement, on ne sait pas tout de suite, et je crois même qu’on sait de moins en moins si c’est pour rire ou pour pleurer, et aussi parce qu’on va vers une fin qui me paraît nouer plutôt que dénouer ; de plus, vous y aurez, liées en gerbe toutes ces fleurs que j’ai cueillies pour nous en passant.

 

Efina n’a pas revu T et d’ailleurs elle n’y a plus pensé, et si elle y a pensé, elle l’a repoussé avec exaspération. Trois pages plus bas : D’autres fois, pensant à T, elle aimerait faire un retour en arrière pour l’effacer à la gomme et elle se trouve bienheureuse d’avoir vu T à tout jamais disparaître dans le corridor. Même si, pour être parfaitement sincère, la dernière fois qu’elle l’a vu, T. n’était pas dans un corridor et n’était pas sur le point de fuguer pour cause de scène de ménage. Il était debout sur une scène. Oui, Efina y est allées, bien qu’elle lui ait écrit le contraire. Un page là-dessus, puis : Et voilà, et une fois pour toutes Efina a pensé que T n’était pas pour elle. Il est devenu encore plus petit et elle ne l’a plus jamais revu. Elle ne l’a plus jamais revu. Voyons. L’a-t-elle une autre fois revu. Eh bien, c’est possible. Il est possible que cette fois-là au théâtre n’ait pas été tout à fait la dernière. L’avant-dernière peut-être bien, parce qu’il se peut qu’Efina ait aperçu T en train de rôder sous ses fenêtres. Brève narration là-dessus, puis : T est parti sur la planète Mars et Efina ne l’a plus jamais revu. Plus revu et même plus pensé. Des frottements et respirations, des pas lourds, des chocs ont pu résonner par intervalle de l’autre côté de la porte. Mais cette porte est restée soigneusement verrouillée, cet homme n’a plus jamais été aperçu. Plus jamais pensé. Oublié. Effacé. Mort et enterré. Et alors on peut s’occuper tranquillement de ses oignons. Mais, bien sûr, évidemment. On doit s’attendre à ce que les êtres de cette espèce reviennent pour vous embêter. Et s’il fallait raconter. S’il fallait tout mettre à plat, on pourrait dire. On pourrait dire que cette fois de T. sous les fenêtres n’a pas été absolument à rigoureusement parler la dernière. On pourrait mentionner une ultime dernière, mais elle n’a à vrai dire pas du tout compté.

Suivent deux pages qui racontent en détail cette dernière rencontre « n’a pas du tout compté », pages que je vous invite à lire ou relire.

Mesdames et Messieurs, avec l’appui du Cercle littéraire de Lausanne et celui du quotidien Le Temps, et grâce à générosité de la Fondation Coromandel, j’ai le grand plaisir de remettre à Noëlle Revaz pour son roman Efina, le Prix Michel-Dentan 2010.