Laudatio 2015

Antoinette Rychner, Le Prix, Ed. Buchet Chastel

Laudatio par André Wyss, président du jury.

Le prix Michel-Dentan 2015 va au roman Le Prix d’An­toinette Rych­ner. C’est l’histoire d’un homme qui sort de son nombril des Ropfs (nous verrons ce que c’est) et qui les sculpte avec l’ambition de gagner le Prix ; c’est aussi l’histoire de l’amour passionné, sans limites, qu’une femme nommée S éprouve pour cet homme. Selon le catalogue de l’éditeur Buchet Chastel, repris sur le site toinette.ch, tous deux consultés le 20 mai 2015, Le Prix est un « premier roman à l’hu­mour ravageur ». Cet humour vise tout ce qui tourne autour de l’art, des relations sociales et de la vie domestique. Cet humour est ravageur pour les clichés relatifs à la création, y compris les mythes plus ou moins universels qu’elle véhicule. Il est ravageur par rapport à l’artiste, ou par rapport au halo qui l’entoure : ambition sociale et asocialité, tour d’ivoire et besoin de reconnaissance, égoïsme et besoin d’amour. Humour également ravageur par rapport aux évaluateurs de l’art, les artistes encore une fois, les galeristes, les directeurs de musées, les critiques, les membres de jurys.

J’ai beaucoup ri en effet à ma première lecture du Prix. J’ai ri encore, mais d’une autre manière, à la seconde lecture, non pas que je me fusse habitué à l’humour ravageur, ni qu’il manquât sa cible à la deuxième salve mais parce que les « éclairs de tendresse » dont le catalogue et le site toinette.ch disent que cet humour est « illuminé », ces éclairs montrent que la plaisanterie n’est absolument pas libre de toute arrière-pensée, que la gaieté railleuse règne ici sans nulle arrogance ni volonté de pouvoir, bien au contraire. Cet humour ravageur est en fait de l’eutrapélie – voire du spoudogeloion. Pour eutrapélie, consultez Wiktionnaire, pour spoudoge­loion, je suis à votre disposition au moment du buffet.

Une troisième lecture m’a persuadé que Le Prix était en réalité un livre grave. Aussi le titre de cette laudatio sera-t-il Le chant du Ropf. Les moments dramatiques, voire angoissants de ce récit n’auront pas échappé aux lecteurs qui sont dans cette salle. Mais il ne s’agit pas de cela : il s’agit de ce à quoi renvoie la fable d’Antoinette Rychner tout au fond, une fois qu’on a évacué les poncifs allégorisés et les topiques mises en situation – allégorisés et narrativisés de manière tellement inventive et virtuose –, une fois qu’on a goûté avec délices aux relances du sujet principal, relances tellement inattendues et savoureuses, une fois en somme qu’on a bien noté les tenants et les aboutissants de cette histoire des affres et des bonheurs de la création, et de cette histoire d’amour inimaginable, produite dans une langue inventive et maline, réaliste et lyrique, une fois qu’on a tissé entre eux comme il faut les fils de ces deux histoires, qu’on a intériorisé cette crise de la création comme une affaire entendue et dont on est prêt à tirer les préceptes et cette histoire d’amour comme une leçon d’humanité, une fois tout cela lu et relu avec bien-être, excitation et joie de la lecture – il reste un livre grave, qui s’attaque de manière courageuse à un nœud de problèmes sociaux et métaphysiques, et qui les résout purement, c’est-à-dire sans pathos ni morale, par des moyens exclusivement littéraires.

Purement, oui, c’est-à-dire avec toutes les ruses d’une rhétorique retorse, avec la mauvaise foi d’une écriture ingénieuse, dans l’euphorie du spoudogeloion langagier. La langue du Prix est en même temps inventive et châtiée, à la fois totalement débridée et très tenue : c’est-à-dire que certains partis d’écriture sont pris d’emblée et se maintiennent jusqu’à la fin, que d’un bout à l’autre du livre aussi, une espèce d’aquoibonisme tendu (si j’ose cet oxymoron) y côtoie un lyrisme de haut vol. Le sens de l’observation fine finement exprimée y est permanent et nous vaut à toutes les pages des saillies épatantes. Le sens de la métaphore aussi, filée à tour de bras, filée et refilée même, avec des retours de comparants, tels l’eau qui monte, l’estran, la marée et tout ce qui va avec quand elle est descendante, la tempête et toutes les couleurs qui vont avec, et cela nous vaut une scène à faire extraordinaire, un accouchement sur dix pages et un coup de téléphone tout à fait réjouissant de l’héroïne à sa mère :

la marée monte, les récifs qui au début de la discussion étaient entièrement à découvert sont maintenant immergés jusqu’à la taille puis aux épaules, bientôt on ne les verra plus, de simples points à la surface de S puis plus rien du tout, je devine que la fouineuse vient de commettre l’erreur ultime, elle a dû demander si S tout de même ne ferait pas mieux de s’occuper de ses mouflets au lieu de passer ses journées au travail car les eaux font preuve tout à coup d’une remontée spectaculaire, extrêmement rapide. Le ciel s’obscurcit, du large S ramène de vieux vestiges, des bidons et des bois flottants, des choses de son enfance, d’affreux griefs en épaves de jeunesse. Tout cela S en désormais nette supériorité volumique le charrie furieuse, de sorte que bientôt ma belle-mère se noie.

La série des bois flottants, des choses de son enfance, d’affreux griefs en épaves de jeunesse est un bel exemple des roueries de cette écriture où le filage de la métaphore va jusqu’au moment où l’on ne sait plus si l’on est dans le propre ou dans le figuré, s’il faut lire inocybe ou massepain.

Le sens de la conduite du récit est également un trait remarquable d’Antoinette Rychner, qui réinvente le genre du monologue intérieur ; plus exactement, elle fonde en une forme à mon goût parfaitement homogène et balancée le monologue intérieur et ce que je voudrais appeler le récit au présent absolu. Et ce que gagne un tel récit par l’unicité du style et l’unicité du point de vue se manifeste de bout en bout.

C’est qu’il y a dans ce livre cinq histoires au moins qui cheminent parallèlement, toutes narrées – donc – par le personnage principal : 1° L’histoire que j’ai dite d’un sculpteur de Ropfs appelé très symboliquement Moi et qui ne vit que pour le Prix ; 2° l’histoire que j’ai notée de l’amour qu’une femme, appelée très métaphoriquement S, éprouve pour cet homme et que rien ne peut ébranler ; 3° l’histoire du fils de Moi et de S, appelé très fonctionnellement Remouflet parce qu’il est le cadet de Mouflet, et c’est l’histoire d’un enfant qui réchappe miraculeusement d’un incendie dont Moi est la cause ; 4° l’histoire d’un livreur manutentionnaire, au demeurant réfugié politique, très génériquement appelé Altero ; 5° l’histoire d’une plante appelée la plante parce que non identifiée, reçue par Mouflet, l’aîné de Remouflet, plante que par deux fois Moi tente de détruire, mais qui résiste à tous ses mauvais traitements. Cinq histoires parmi d’au-tres. Ces cinq histoires cheminent parallèlement, mais loin de se parasiter l’une l’autre, elles se donnent mutuellement signification, chacune des fables éclairant les autres d’une lumière souvent très vive.

Mais d’abord qu’est-ce que le Ropf ? Parmi les catégories de l’art, c’est une sculpture et c’est plus exactement un buste. Et peut-être même la sculpture d’une tête. En suisse alémanique la tête s’appelle Chopf ; ainsi, de ce que nous appelions autrefois « tête de nègre », qu’il faudrait appeler aujourd’hui « chef de mélanoderme », l’alémanique fait, ou faisait, Morechopf. De Chopf à Ropf, il n’y a que la différence entre une consonne fricative uvulaire sourde et une consonne fricative uvulaire voisée.

Qu’est-que le Ropf ? Le vocabulaire mobilisé par le récit pour en parler nous en donne une image presque encyclopédique, dans un certain flou cependant : pigmentation, texture, tonalités, épiderme, coutures, beauté du surfaçage, fraîcheur et qualité des fibres, travailler au gros fil, appliquer les mains, bien chauffer la zone, malaxer, pousser, inspirer, expirer, agir sur la matière, esquisser, ébaucher, polir, poncer, raffiner, profondeur dure, autorité froide et pourtant veloutée du bronze. Cette matière première biologique peut demander pas mal de travail, un établi, des outils et du savoir-faire. Aussi l’homme qui produit un Ropf est-il appelé « sculpteur », en dignité, ou « bricoleur », quand il ne produit rien de bon. Le Ropf, nature et culture, à la fois production spontanée du corps et artefact : cette bifacialité lui est essentielle – consubstantielle.

 

Mais qu’est-ce au fond que le Ropf ? Un fantasme. On pense à Henri Michaux, répondant à Gallimard qui lui réclamait un roman : « S’il m’en vient un, je le prendrai, je vous l’apporterai », ou à Pierre Michon qui, à la question « Comment est né Vies minuscules ? » répond : « Il s’est présenté par la tête ». Le Roft en tant que produit qui sort du corps de l’homme, plus exactement de son ventre, est un fantasme archaïque. Voyez Victor Hugo, « Booz endormi », neuvième et dixième quatrains :

Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,
Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée ;
Or, la porte du ciel s’étant entrebâillée
Au-dessus de sa tête, un songe en descendit.

Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne
Qui, sorti de son ventre, allait jusqu’au ciel bleu ;
Une race y montait comme une longue chaîne ;
Un roi chantait en bas, en haut mourait un dieu.

La chaîne sur le chêne, c’est l’arbre de Jessé ; le dieu qui meurt en haut est Jésus, le roi qui chante en bas est David.

Or le chant est lui aussi consubstantiel au Ropf, au Ropf majeur du moins, non celui que produit le bricoleur, mais celui que produit le sculpteur maître de son art. A côté du concept fantastique et drolatique du Ropf issu du nombril du mâle, l’intuition du Ropf qui chante est ce qui justifie littérairement, selon moi, les 278 pages de ce roman. Le chant et tout ce qu’il induit : par exemple le fait qu’on l’entende ou qu’on ne l’entende pas chanter.

L’autre intuition qui comble le liseur de roman assoiffé de littérature se trouve à la page 260 et c’est l’idée du Ropf qui est « en vie comme un récit ». « En vie comme un récit ». Il est intéressant de nous laisser conduire jusqu’à ce moment et de voir comment les cinq histoires que j’ai mentionnées forment un réseau et se nouent à partir de cet endroit précis du roman.

Voici comment cela se présente. Moi, sculpteur de Ropf pas même demi-fou, au contraire d’une extrême lucidité sur soi et sur les autres, mais obsédé jusqu’à la déraison par l’ambition d’un Prix dont il n’est pas digne, car ses Ropf ne chantent pas, Moi, amoureux de S et follement aimée d’elle, mais qu’elle traite d’égoïste, fait la connaissance d’Altero par l’intermé­diaire d’un modérateur d’émissions radiophoniques ; au moment où il échoue pour la énième fois dans sa quête du Prix, son fils Mouflet reçoit une plante qui lui déplaît, à Moi, car elle a des yeux par quoi elle le juge, et il la met en pièce ; le Ropf-source de Moi, qu’Apollon prend en pitié, lui donne les ressources nécessaires pour créer un Ropf fait avec du toc ; or la plante, retrouvée, qui a réchappé aux mauvais traitement de Moi, a « refait une sacrée paire d’yeux » et Moi derechef la massacre en l’ébouillantant. Alors vient au monde Remouflet, et c’est grand bonheur en famille. Hélas, Moi se remet à sculpter et son mal le reprend, jusqu’au drame : excédé par une directive scolaire qui expose la manière de faire les sandwichs de Mouflet pour sa course d’école, Moi, hors de soi, y met le feu, feu qui se communique à la cuisine et à l’apparte­ment. Il se sauve avec Mouflet – oubliant Remouflet – et se retrouve dans un hôpital psychiatrique, où on le remet à peu près sur pied. Hôpital où l’on sauve aussi Remouflet, ce séraphin, car les enfants, pense Moi, sont exemptés. S toujours aimante, et qui continue de croire au talent de Moi, lui ayant envoyé à l’hôpital le Ropf bricolé lui aussi calciné mais lui aussi réchappé, exempté si l’on veut, Moi a l’illumination de donner à ce Ropf une nouvelle vie, poussant hors de son nombril une oreille qui manquait encore à cette tête. Puis il a l’illumination de faire de cette tête un Ropf en bronze après moulage. Le Ropf est magnifique, « il est en vie comme un récit », mais il lui manque les yeux. C’est alors que Moi retrouve la plante de Mouflet, qui est également réchappée du sinistre, exemptée, si l’on veut. Or, cette plante, on le sait, a des yeux qui brillent tels des lampions. Artiste et bricoleur comme pas un, Moi en fait des perles dures et des yeux pour le Ropf aveugle. Mais ce Ropf chantera-t-il pour un autre que lui ? Or il se trouve qu’Altero, l’autre grand égoïste, qui est venu par ici en laissant sa fille dans son pays en guerre et qui en éprouve un cruel remords, Altero, qui livre des matériaux au fondeur, a vu le Ropf sur les tréteaux de la fonderie, et il y a entendu chanter sa fille.

Voilà l’histoire telle que je me la raconte en tissant les cinq fils que j’ai mentionnés, et l’on comprend peut-être que j’aie parlé tout au début de nœud de problèmes sociaux et métaphysiques. Mais il manque à ce résumé un élément essentiel que je n’ai jusqu’ici pas pris en compte. Je vais le rétablir maintenant, sous la forme d’une lecture, car la voix du narrateur et la langue du Prix ne se sont pas encore assez fait entendre dans cette laudation.

arrivé chez nous je reste un long moment à la fenêtre ouverte à suivre malgré le froid ce qui vit, circule et continue d’exister : chiens humains ciel rue avec la curieuse sensation de faire quasi partie du monde, et sur la table je remarque des journaux, des titres que tout en me grattant à travers le pantalon je lorgne dans l’idée qu’ils contiennent des nouvelles, oui de ces choses qui pourraient bien être arrivées à de vraies personnes, de vrais peuples dans de vrais pays, des choses du dehors qui sans se rapporter à Moi ni au Prix se rapportent au Temps.

quand je pense aux difficultés que j’ai rencontrées chaque fois que j’ai voulu réunir suffisamment de torchis pour monter quelque chose qui atteigne seule­ment la taille d’un Ropf, me dis-je dégoûté par le talent de X, mais la mesquinerie, la jalousie et l’amertume son Ropf me les pardonne – trop liée à mon époque, à mon désir d’exister l’étroitesse vole en éclats, ici le Temps est aboli par le Ropf de X

Je reçois des pierres qui volent, je finirai tout couvert de bleus, assommé peut-être,

il en pleut de partout

l’eau les porte, le vent les porte – lourdes pierres tournoyantes, l’eau et le vent c’est pareil, je ne sais pas comment S a réussi à en venir là mais sa violence non seulement fait voler les pierres mais abolit encore toute distinction entre l’eau la contenance du Temps et de l’air,

 

[à propos de S] plutôt que de transformer elle accompagne avec élégance la transformation des choses et des personnes, gracieuse elle détourne l’attention du malheur, jamais elle ne paraît lutter ouvertement contre le Temps pourtant elle n’a pas sa pareille pour donner à chaque instant une netteté permanente jetant sur nos quatre existences un charme à sa façon. Oui, ce que S par sa manière d’être oppose à la finitude prend minute après minute la valeur d’un Art,

le secret était donc là : ne rien presser, ne pas s’énerver,

ne pas trop en demander ni au Temps ni au corps – faire ce qu’on peut avec ce qu’on est,

Je le repose et prends un pas de distance : deux oreilles classique­ment disposées de chaque côté. Celle de gauche un peu piteuse, sculptée par jour de blessure et celle de droite mise au monde sous la verrière du bungalow. Ce sont mes aventures de mémoire, mes lieux, mes trésors de Temps portés au visible.

j’interroge l’horloge, le Temps y fait comme si mon histoire n’était pas de son ressort – à quoi bon compter sur moi pour t’apporter une Vérité de plus en moins, l’éternité tu sais où la trouver, je fais non de la tête, je ne veux pas pleurer, la lumière tourne dans la cuisine et sur le mur le carré de soleil se fait rectangle

Et intégralement la toute dernière page du livre :

mine de rien le Temps te poussera vers la mort, tu te tourmenteras comme à l’ordinaire ne cessant jamais de te demander comment les grands Ropfs en touchant le cœur touchent au Mystère et s’il est possible de se fondre tout vivant dans le dévorant réel que font rue vent soleil femme sculpture et enfants, s’y fondre au point de se foutre du Temps mais pour ce qui relève du Prix eh bien le gagner ne t’ôtera jamais la moindre pierre de l’âme, penses-tu si tu le gagnais sa valeur chuterait aussitôt à zéro t’acca­blant carrément de honte dès sa proclamation, sans compter qu’il te faudrait chercher un nouvel horizon de désir, plus noble, plus vaste, plus difficile et glorieux que le Prix,

est-ce que cela existe, tu ne sais rien du monde,

 

– C’est pour toi, dit S,

elle s’avance avec sur les lèvres un genre de sourire,

j’ai senti un frisson,

elle vient vers moi – et s’il n’y avait, sur un chemin de sculpteur, rien de pire que de gagner le Prix ? Je fixe le téléphone tendu par celle qu’en cet instant de brève, et impossible, et déjà caduque victoire sur le Temps j’appelle ma femme,

– C’est pour toi, dit-elle.

Le Temps donc, avec son éternelle majuscule, le temps mesurable et le temps métaphysique inintelligible, le temps est le secret du Ropf comme mémoire et trésors portés au visible, portés à l’oculaire, et par le chant à l’auriculaire et, par la rhétorique et le lyrisme du Prix, portés à l’oraculaire. Le temps, mais le temps sur lequel on ne gagne que des victoires caduques, est le secret peut-être du Prix comme analyse psychologique, du Prix comme roman allégorique et du Prix comme fable.

Et c’est donc avec un grand plaisir, et avec l’aide de la Fondation Coromandel, que je remets à Antoinette Rychner, pour son roman Le Prix le Prix Michel-Dentan 2015.