Laudatio 2017

Claude Tabarini, Rue des Gares et autres lieux rêvés, Ed. Héros-Limite.

Laudatio par André Wyss, président du jury.

Mesdames et Messieurs,

Cette année aurait dû être pour le Prix Michel-Dentan celle de la jeunesse, comme l’élection présidentielle en France : des six auteurs qui étaient dans la liste de ce nous pouvons appeler nos éligibles (j’évite ainsi le terme de nominés), cinq sont de jeunes auteurs, voire de très jeunes auteurs, comme la désormais célèbre Jurassienne d’origine française et coréenne qui collectionne les prix et dont le livre traduit est un bestseller en Corée du Sud.

Nous aurions donc pu avoir la lauréate la plus jeune de notre palmarès, nous aurons – comment dire ? – un lauréat qui a presque l’âge du président de ce jury. Nous aurions pu avoir une débutante à qui on souhaite le meilleur des bons vents ; nous aurons un auteur confirmé, comme le dit l’intitulé de la bourse que Claude Tabarini a reçue de sa ville, Genève, pour écrire le livre que, précisément, nous célébrons ce soir.

Autre élément digne de remarque en préambule : ce n’est certes pas la première fois que le Prix Michel-Dentan honore un poète, car François Debluë figure parmi nos lauréats, mais c’est la première fois que son jury honore un livre de poésie. Car, oui, Rue des Gares et autres lieux rêvés est un livre de poésie. Il ne s’y raconte rien, ou si peu, rien n’y est inventé, ou si peu, la prose n’y est pas prosaïque, ou alors très peu. Les quatre-vingts morceaux qui composent ce recueil de textes brefs sont pour moi autant de poèmes en prose, encore que très différents de ce qui a brillé jusqu’ici dans notre littérature en matière de poèmes en prose. Ils ont du poème la brièveté, la composition close et que le lecteur peut appréhender d’un regard, et ils ont de la prose, non le prosaïque, mais l’allure dégagée, le caractère non mesuré.

La poésie demande à être lue, et je dois vous prévenir tout de suite que je citerai et lirai plus encore que d’habitude dans cette laudatio.

Et ces textes demandent à être lus lentement, comme des poèmes, vraiment, où l’on sait que tout se tient, sans que l’on sache toujours comment tout se tient, où à tout moment quelque chose (qui est de l’ordre de l’expression, naturellement) ouvre vers quelque chose de bien plus éloigné, ou de plus profond.

Vermont – Au pied de la tour trois chevaux de bois dans leur course immobile. Leurs dos lissés brillent au soleil de mars. Puis passent les nuages. Gens et pigeons par intermittence se croisent. Un joggeur en pantalon rayé court vers la mort. Il y a des bambins encapuchonnés que le cri des corneilles étonne. Un homme traverse la pelouse d’un pas rapide, portant un gâteau sur la paume ouverte de sa main. Deux poussettes se croisent comme des étoiles dans le ciel. Toutes ces trajectoires forment une mouvante géométrie que chaque pas perpétuellement efface, tel un coup d’éponge sur l’ardoise où la vie sans cesse reprend à zéro son impossible théorème. La giboulée, la primevère mêlent leur émail et tout autour du banc de fer, les mégots qui sont mes amis. Il y a aussi des chiens, petits et gros, et des jeunes filles qui se mirent dans leurs téléphones, tels des Narcisse penchés sur l’onde. – Au centre de ce petit monde que des barres d’immeubles encerclent, tout au long du jour, un saule répand ses larmes sur le camaïeu du ciel.

Alors, certes, ces poèmes de Claude Tabarini, dans ce livre plus encore que dans les précédents, ces poèmes parlent de quelque chose qui existe bel et bien, de lieux que l’on peut visiter, et il serait ma foi assez amusant de faire un pèlerinage tabarinien à travers ses lieux genevois de prédilection, ville et canton. « Notre mouvante modernité », comme il le dit quelque part, nous permet d’ailleurs de faire ce pèlerinage sans bouger, devant notre ordinateur, avec Google Maps ou « Plans » d’Apple.

Je l’ai fait et je suis rapidement retourné au livre de poésie.

Car oui nous serions parfois très déçus en nous trouvant in situ et ce serait tant pis pour Genève, ville et canton, et tant mieux pour la littérature. Ce serait surtout fort révélateur de ce qui se passe dans ce livre. Je suis très attaché à Genève et tout autant à sa campagne, notamment au Mandement, dont notre lauréat parle si bien et où je réside avec le plus grand bonheur. Mais cela n’a en fait rien à voir avec ce que Rue des Gares et autres lieux rêvés donne à lire. Notre poète visite des lieux qui n’offrent souvent rien de très particulier, où l’on n’aurait pas tellement l’idée d’envoyer des touristes, mais il voit toutes choses tout à fait autrement que nous ne saurions les voir, et s’il les voit autrement, ce n’est pas qu’il soit un voyant à la Rimbaud, qu’il procède au dérèglement de tous ses sens pour mieux percevoir, non, c’est que tout ce qu’il voit, surtout quand la banalité le marque à jamais, il le transforme par sa langue, ou plutôt – car il y a plus que de la langue alors – par sa façon d’accueillir cela dans son écriture, et enfin par le poème qu’il produit.

L’auteur lui-même le dit, p. 107 « Aux abords des villages, des cités, des jardins familiaux, je suis le fantôme, l’invisible espion de la poésie ». Et p. 141, comme un écho renversé : « Le monde est une image ». Mais le monde n’est jamais autant une image que lorsqu’il est observé par l’invisible espion que voici avec nous ce soir.

A propos de La lyre du jour, le livre précédemment publié de notre lauréat, Philippe Fretz a donc raison de dire que ces poèmes sont « exhumés des ombres par [la] faculté de voir et de percevoir ce que ses contemporains ne voient plus », mais c’est quand même un peu trop facile à dire, et il est plus vrai d’écrire, comme il le fait ensuite, que le langage de Tabarini « est un tissu précieux, où se nouent la persistance de l’instant et le passage de l’éternité. » Plus juste, et donnant plus à penser.

Faire que l’instant persiste – le lamartinien « O Temps, suspends ton vol » ou bien le faustien « Verweile doch, du bist so schön » – conférer à l’instant quelque chose d’éternel, c’est précisément à quoi vise, parmi les nombreuses formes que peut prendre la poésie, ce que l’on a nommé, à partir du milieu du siècle dernier, la poésie de la présence. Presque à chaque page de Rue des Gares et autres lieux rêvés, on rencontre ce type de vision fugitive et parfois fulgurante que l’instantané photographique peut saisir, que l’instantané poétique saisit mieux encore, et surtout qu’il fixe par l’expression.

Le poète de la présence fait l’expérience fréquente de cette vue brève et éclairante d’une chose vue depuis belle lurette, mais tout à coup vue autrement, expérience que même mon prédécesseur à la présidence de ce jury me permettra de nommer entrevision et que la poésie de Claude Tabarini dit parfois tout à fait explicitement : « Soudain, telle une caresse maternelle sur notre tête, les branches d’un tilleul s’avançant hors d’une clôture. Ce genre de joie est indescriptible et suffirait au bonheur ».

La plupart du temps, le poète ne se contente pas de noter cette expérience, il la fixe sur la page : « Dans le désastre ouaté de novembre, au petit matin, devant l’atelier, on manie le froid métal. Les feuilles ont envahi la charrette amarrée. Vierge le journal du jour, pressante, l’odeur du café. » – « Juste assez d’eau pour refléter les feuillages » – « au-delà d’une zone de jardins, un ancien portail ouvre sur le vide des champs » – « … carré de lumière où commence l’océan du monde » – « les rampes d’escaliers brillent comme l’ultime trésor de l’infime, ton sur ton soulignant la grisaille » – « Ce que je guette, c’est l’instant d’une caresse » – « Ainsi accoudés à la balustrade, nous sentons dans notre dos le souffle bref et soudain comme l’instant de la mort d’un convoi de marchandises. »

Cela aboutit également aux poèmes très brefs et en plus petits caractères qui dont donnés parfois comme un complément plus poétique au poème en prose. « La Grande Roue. Tout au bout de la rue Alfred-Vincent soudain cet envol de jupes dans le ciel. » Ou bien : « Pluie. Plus émouvant le petit chemin ! » Ou encore : « La bise du soir. Je vais rêver que je m’envole. »

*

Dans Les Grottes, le premier texte de Rue des Gares et autres lieux rêvés, tout ce qui va venir dans les septante-huit textes qui suivent est déjà présent, comme si ce morceau devait donner la thématique que d’autres morceaux viendront varier : repères locaux (quartier des Grottes, Rue de l’Industrie, rue de la Faucille), références historiques (Jacob Spon), littéraires (« Hölderlin ») et picturales (« l’univers onirique d’un Delvaux ») ; ontologique (« à deux pas de la vie ») – mais toujours décalé : « C’est Maurice Utrillo et derrière lui toute la cour des miracles, la cohorte des peintres du dimanche », « La rue de la Sibérie, toute de droiture et de rigueur morale, que quelques feuillages atténuent, file solitaire à deux pas de la vie », « Ici l’on traduit Hölderlin, on répare des vélos, on salue les vieilles dames ».

Ce premier texte ajoute aux observations et même aux entrevisions parfois une dimension que je voudrais qualifier de « morale »  : « la tête d’une femme sculptée dans la pierre blanche tout le jour observe le va-et-vient de la rue, comme une caméra vidéo de la compassion ». Est de l’ordre du « moral » ici, je crois, la présence persistante d’un sujet qui habite ces lieux, ou qui s’y projette, qui entretient de toute façon une relation personnelle avec toute chose vue, même la plus triviale. Claude Tabarini est un François d’Assise de l’absolue non-discrimination, évoquant ici un « Domaine de rouille, de ruine et d’abandon où s’immiscent la poésie et l’aventure », là « les pauvres restes effarés » mis au jour par un archéologue, ou les tags qui « viennent contresigner le maléfice du béton comme l’écriture primitive d’une tribu de coupeurs de têtes », voire des détritus : « De ci de là, une balle de tennis, une raquette trouée où se mirait notre solitude », des « tampons et papiers jaunis » qui semblent « attendre le jour de la résurrection », – un François d’Assise radical donc, affirmant que « Parmi les traces de l’humain, le mégot tient une place particulière », observant que « Tout vit en un subtil abandon qui ressemble à de l’amour, telle cette bêche amputée de son manche attendant l’émerveillement de notre regard, son métal luisant avec une rare douceur sur le rebord d’une fenêtre », ou découvrant qu’une niche « pratiquée dans la maçonnerie abrite une fontaine à jamais tarie dont le goulot hébété interroge le temps » – rencontrant même un « enchantement de lessives et d’arrière-cour, hauts lieux de poésie et de vérité. » Dichtung und Wahrheit au même endroit ! Et dans ces « oasis du peu », le poète découvre « l’ultime trésor de l’infime ».

Dans cette perspective d’une poésie humainement engagée, dans cette poésie d’un sujet très personnellement impliqué, je voudrais noter de nombreuses hyperboles, qui ne sont pas alors des figures de rhétoriques, ni des traits de caractère, mais l’expression d’une sincérité poétique : « La place Neuve n’existe pas. » – « Depuis le commencement des temps, Hermance dort sous les rosiers. » – « Si le Graal existait, c’est là qu’il se trouverait » (nous sommes à Dardagny, où le jury du Dentan a élu Claude Tabarini lauréat) – « Il y a aussi ce terrain de football à l’abandon, de modestes dimensions. Le plus beau du monde. L’herbe y monte jusqu’à la taille, parsemée de fleurs blanches. » – « Carouge Il suffit de passer le pont sur le fleuve austère. On est sous les marronniers, déjà dans le sublime ailleurs. » – « J’imagine la gare des Eaux-Vives perpétuellement plongée dans la somnolence du monde. » – « … des pompes à essence exhibant leurs entrailles et dont les compteurs arrêtés sur un zéro définitif nous sondent de l’œil vide de l’univers. » – « des couleuvres qui sont comme les queues des comètes échouées sur la terre par les nuits étoilées. » – « au terme du chemin surgissait le château du roi pêcheur à la secrète blessure, une auberge hors du monde où, dans l’ombre du pont Sous-Terre, était une seule barque amarrée. » – « Car le livre vaut infiniment plus que l’or ! » – « Bains des Pâquis. […] L’on se tient là au centre du monde en de perpétuelles vacances. »

Et de cet aspect – car tout se tient décidément dans ces poèmes en prose – on glisse presque naturellement à cette autre dimension récurrente, que je n’hésite pas à qualifier de métaphysique, n’ayant pas plus que le poète peur des mots.

« Au-dessus de nous, des trains filent en un souffle vers des contrées qui n’existent pas. L’ici-même en est la négation » – « car rien n’est plus certains que l’incertain. » – « Au cœur de l’hiver, longer des rangées de cabines [nous som-mes aux bains des Pâquis] comme autant d’yeux ouverts sur les mystères de l’être ». « Ce point d’avance pris sur le néant. » – « chargés du plus intime de l’humain dans sa distance avec l’apparente perfection ou imperfection du mon-de ». « Sur la campagne genevoise le sommeil referme ses ailes comme le rêve un instant caressé de la perfection de l’univers » – « ces vergers où la fleur de cerisier côtoie la neige de la montagne proche comme une sœur en fraîcheur de la fragilité du temps ». « Ainsi la vie entière pourrait se passer, la vie de tous, inutile et belle comme le ciel d’été. » « Car la vie de tous est incertaine et vaste l’univers. » « Aujourd’hui encore les dieux furent avec moi et demain, bien que soumis à l’implacable loi de l’enchaînement des causes, reste hypothétique. »

Dans cette métaphysique, la mort, forcément, est très présente. « Il n’y a pas si longtemps que les morts sont morts, et tous les temps que l’on dit passés. » « Le temps n’existe pas et les morts ne sont pas morts. Tout subsiste et se superpose dans l’éternel présent. » « Une part de notre être voudrait s’engouffrer là à tout jamais, comme au sein d’une apaisante mort. » « Longtemps après ma mort j’en rêverai, s’il arrive aux morts de rêver ».

Mort et rêve : sans avoir besoin de cette métaphysique de poète, le lecteur de Rue des gares et autres lieux rêvés ne tarde pas à se rappeler le titre de ce recueil, et ce qu’un tel titre induit comme lecture. Ces lieux n’existent pas, ils sont rêvés. Disons qu’ils n’existent pas seulement, qu’ils sont aussi rêvés.

L’onirique est une thématique récurrente de ces textes, et j’ai relevé bien vingt occurrences des mots de la famille de rêve. Mais qu’un lieu soit rêvé, cela peut signifier bien des choses, entre le lieu qui occupe nos rêves, le lieu où nous rêvons de nous rendre et le lieu dont la non-identification locale est liée à l’instabilité de l’imaginaire. Pourtant, le prosaïsme, non de l’écriture, mais des objets de cette écriture, nous oriente vers autre chose : ces lieux sont dits rêvés parce qu’ils ne sont pas simplement observés. A tout ce qui est vu, une signification est donnée, encore que ce soit toujours sans appuyer, comme en passant. Ainsi dans

29, rue de Lausanne, un vrai bijou.

Il n’y a pas si longtemps que les morts sont morts, et tous les temps que l’on dit passés. C’est pour cela que la ville change. En vain. Car les morts sont en nous, et rien ne sert de nous prendre pour Napoléon ou la reine de Saba. C’est cela que nous dit le 29, rue de Lausanne en sa mansuétude. Ces anciens passages où les temps se superposent et se mêlent en une parapsychique ronde sont les autels des ancêtres ouverts à tous les vents de notre mouvante modernité. Touchant du doigt l’Adam de la légende nous réalisons avec stupéfaction qu’il s’agit de nous-mêmes. Alors nous nous tournons vers la rue à la fois réelle et irréelle dont l’ouverture en arcade réveille la grande lumière, où il va falloir à notre tour nous engouffrer.

Un jour si j’y pense je vous enverrai une carte postale.

*

Mesdames et Messieurs, Auteur confirmé, ai-je dit à propos de Claude Tabarini quant à la bourse d’écriture qu’il a reçue, et, mis à part le côté un peu paternaliste de ce qualificatif, il se trouve que l’adjectif par chance, ici, n’est pas faux. Ce livre, Rue des Gares et autres lieux rêvés, confirme en effet, encore que dans une forme nouvelle, des qualités qu’on trouve dans les livres antérieurement publiés de notre auteur, aussi bien ceux qui recueillent des poèmes et qui s’intitulent Mythologies simples ou livre de vignettes, Le Pêcheur de haridelles, La Lyre du jour – que les deux recueils de textes relatifs à la musique pratiquée par Claude Tabarini, à savoir le jazz, et ces deux volumes s’intitulent assez mystérieusement Enveloppes. (Notons en passant la beauté des titres de ces recueils : outre ceux que je viens de mentionner, il y a L’oiseau, l’ours et le ciel, et Tel un renard drapé de nuit.)

On trouve dans ces pages de nombreux poèmes très brefs qui annoncent notre livre primé, car le poète depuis toujours se promène, observe, ressent – et note. Ce qu’il écrit alors sont des espèces de haïkus, des formes poétiques très brèves de l’entrevision.

Dans Le pêcheur de haridelles : Héraldique Wagon bâché dans la pluie de l’aube imitant l’ardoise. Tel en un vieil almanach des poètes la figure de toute éternité gravée. – Rue des gares Par les néons dans le ciel d’hiver un homme d’un certain âge, une locomotive rouge conduite par un fantôme – Eclaircie Le martèlement de la pluie un instant se tait et la tête d’un homme attiré par la lueur se profile à la fenêtre – A Basho Je suis comme toi je suis riche de plus d’un village et je t’aime ! – Ecriture hivernale pour Raoul Dufy et Nicolas de Staël Bateau blanc dans la suie du ciel précédé d’une mouette.

Dans La Lyre du jour : Boulevard James Fazy Entre Noël et le nouvel an, seul en sa librairie, sous la lampe d’hiver, Vladimir Dimitrievic travaille. – Lecture sur la terrasse Un insecte gros comme trois lettres traverse la page / Allah / Hérat / jardin / Tamerlan / Alentour les gens parlent, les nuages dessinent dans le ciel. – Rue Fendt C’est une vieille porte de bois usée par les ans / Alentour les fleurs se jouent des barrières. La clef n’ouvrirait sur aucun autre mystère que celui du monde. Vol d’oiseaux un instant rayant la vitre. Immobile et perpétuellement courant à sa perte l’univers ! – Rues L’arbre est si grand contre le mur de la vitrerie Pasqual qu’on cherche l’atelier comme une clairière en une forêt. – Place Le gros homme sur le banc, le chien noir à la fenêtre. Ce monde est une image d’Epinal. – L’Arve à Carouge L’on passe cette frontière infime. L’aigre cri d’une mouette. Ainsi de l’Achéron atteint-on l’autre rive. – Carouge (la statue) Place du Marché à midi par une pluie bienveillante du double exil de son socle et d’une toile de tente rayée Moïse Vautier roule de fulminantes pensées

Ce que ces miniatures deviennent dans Rue des Gares et autres lieux rêvés, j’espère l’avoir fait sentir. Le poème de dimension un peu plus vaste, et la prose qui en est ici le moyen d’expression, permettent aux divers aspects que j’ai voulu mentionner permettent à ces textes d’éclore, de prendre une consistance autre, de résonner de manière différente. Et, encore une fois, parce que tout cela se tient, je veux le retrouver dans les poèmes. Je finis un peu par hasard avec le texte intitulés Les potagers, peut-être parce la géographie réelle le situe très près de chez moi, que cette géographie n’est ici pas tout à fait exacte, et que la géographie poétique seule importe vraiment.

 

Les potagers

Aux abords des villages, des cités, des jardins familiaux, je suis le fantôme, l’invisible espion de la poésie. En ces lieux presque toujours déserts, les choses semblent m’attendre pour un jeu de cache-cache métaphysique fait de montres et de dérobades dont la rigueur du destin tire les ficelles. Près de la gare de La Plaine, au plus profond de l’automne, serrée contre la voie, cette étrange agglomération de cabanes, comme un bidonville de travail et de ripailles dont quelque improbable catastrophe eût chassé les habitants. La brume alentour est tissée de leurs yeux pendant qu’on s’avance, tel un voleur, dans ce dédale de nains et de poupées. Car c’est bien celle d’un voleur d’âmes, cette errance qui guide notre regard. Là, des noix sont remisées, noires comme la terre, dans une bassine, pauvres pépites tombées de l’arbre de vie. Un outil rouillé, une vieille chaussure. Les tables sous les tonnelles, où les bancs de quinconce semblent inviter le rôdeur, ont des nappes de plastique semées de fleurs qui sont des cœurs de grand-mères. Cède-t-on à la tentation, les agapes se résument à la contemplation du ciel gris à travers les branchages. Le trait bref de l’envol d’un oiseau. Un robinet qui goutte au bout de sa tige de plomb. Le journal ouvert sur un cageot vide annonce les nouvelles de temps révolus. Il arrive que le maître débonnaire de ces lieux dérisoires nous épie du fond d’une photo délavée, entre le manche et la lame d’une scie pendue à un crochet, comme si de toute éternité il attendait notre regard.

 

Mesdames et Messieurs, avec l’aide de la Fondation Coromandel et du Cercle littéraire de Lausanne, j’ai le grand plaisir de remettre le Prix Michel-Dentan 2017 à Claude Tabarini pour son livre Rue des Gares et autres lieux rêvés.