Me taire. Comment faut-il lire, comment faut-il comprendre ce titre ? Cela paraît pourtant clair. N’est-ce pas là une injonction de se taire ? De faire silence pour faire advenir une autre parole ? Mais attention. On ne lit pas « se taire », on lit « me taire ».
Qui est donc ce « moi » qui est ici sommé de se taire ? Mais est-il vraiment sommé ? Aucun point d’exclamation, aucun signe qui ne vient ponctuer cette assertion qui est peut-être un ordre, mais un ordre faible, ou plutôt un ordre aimable, comme une invitation, « et si je me taisais », mais sous une forme moins bavarde, plus concise, plus proche dans ce sens du silence qui se profile ainsi à l’horizon : « me taire ».
Encore. Qui est ce moi invité à se taire ? Le lecteur ou la lectrice ? Celui ou celle qui va ouvrir le livre et qui serait ainsi invité à faire silence afin que la parole dépliée dans le livre puisse advenir, afin que cette parole puisse être entendue, recueillie, comprise peut-être ?
Autre hypothèse. Ce moi, renvoie-t-il à celui dont le nom figure au-dessus du titre, à savoir l’auteur, Sandro Marcacci ? Celui qui signe ce livre ? Du premier abord, cela paraît paradoxal, presque contradictoire. Si l’auteur s’était tu, aurions-nous seulement un livre sur lequel serait écrit « Me taire » ? En même temps, nous le savons tous, ou nous devrions le savoir – du moins celles et ceux d’entre nous qui ont déjà écrit –, nous savons qu’un livre ne vient pas de la parole résonnante du monde, celle qui raisonne, celle qui résonne ; un livre, ou du moins un bon livre, un vrai livre, ne peut pas naître de ce que Mallarmé appelait l’universel reportage. Tout vrai livre tient du silence ; tout vrai livre vient du silence.
Dans ce sens, c’est peut-être bien l’écrivain, l’homme des mots, qui a dû commencer par faire silence, par l’action de « se taire », afin de pouvoir parler. Afin que cela parle à travers lui, aurait dit Rimbaud, comme dans sa fameuse lettre du voyant qui a tant marqué notre modernité. Je vous cite un passage de cette lettre, je sais bien que tout le monde connaît cela, mais il est bon de l’entendre à nouveau pour prendre la mesure de ce que le poète essaie de nous signifier dans cette lettre envoyée à Paul Demeny, le 15 mai 1871, il y a un peu plus de 150 ans.
« Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène. »
Avant la symphonie, le silence : l’éveil, le coup d’archet, la musique se font entendre à partir du silence. D’un silence qui n’est pas déjà là, comme ça, présent, quitte à faire éclore l’œuvre ; mais d’un silence qu’il faut accomplir, activement, en soi et hors de soi, pour que l’écoute, puis éventuellement le mot, puissent advenir. Se taire ; me taire.
Mais je repose, encore, ma question. Qui est ce moi qui est invité à se taire ? Sur la page de couverture, au-dessous du titre, figure une phrase, une seule. Je vous la cite : « Vers le soir, il tombe un calme encore différent que je n’ai retrouvé nulle part. » Avec cette phrase comme guide, nous entrons dans le livre de Sandro Marcacci. Dans cette phrase, quelqu’un dit « je ». Mais avant de dire « je », il évoque un calme, et on dirait que c’est ce calme qui rend le fait de dire « je » envisageable. Pas de « je » sans ce calme préalable, sans ce calme dont une différence absolue, aussi inexpliquée qu’inexplicable, est ici affirmée, calmement. « Vers le soir, il tombe un calme encore différent que je n’ai retrouvé nulle part. »
Au seuil du livre, sont ainsi liés, sont ainsi noués le silence, le calme d’une part – le moi de l’autre. Tout ce qui peut advenir, tout ce qui pourra se dire au moment où nous ouvrons le livre prend son origine dans ce nœud.
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Le livre de Sandro Marcacci porte sur sa page de titre la notion générique de « roman ». C’est là une indication utile. Une brève notice à la fin du livre viendra pourtant, au terme de la lecture, en souligner le caractère fragile, provisoire peut-être, puisqu’il y est question de « ce qui reste ici un roman » : comme si la matière du livre, sa chair pour ainsi dire, se serait aussi prêtée, et peut-être plus facilement, à un autre genre d’écriture, par exemple à un type de récit factuel tel qu’on le trouve, et cet exemple n’est pas choisi tout à fait au hasard, sous la plume de Marie-Hélène Lafon.
Disons ici que cette indication générique de « roman » n’est pas à prendre comme un indice de fictionnalité. Me taire se place résolument du côté de ce que j’appellerai les écritures du réel. Si le texte se veut roman, ce n’est pas pour revendiquer les libertés de la fiction ou une quelconque irresponsabilité joyeuse et enjouée. C’est d’abord par modestie. Souvenons-nous de ce que Roland Barthes avait écrit en ouverture à son volume Roland Barthes par Roland Barthes pour éviter les dangers d’une lecture trop référentielle : « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman. »
Ce qui m’amène à la voix qui parle dans Me taire, à cette voix qui se fait entendre une fois qu’on a dépassé le stade des épigraphes, lesquelles ont été prélevées chez Monique Saint-Hélier, Colette, Monique Laederach, Katherine Mansfield. Ces voix de femmes de lettres, ces voix de femmes d’une autre époque dirais-je surtout, celle de la génération de nos grands-mères ou peut-être de nos mères, ces voix nous mettent en situation pour accueillir la voix de celle qui, dans ce roman, vient nous parler, qui vient nous parler d’elle et de sa vie. Une voix qui n’a pas eu la chance de se faire entendre comme celles de ses illustres consœurs devenues écrivaines. Une voix restée dans l’ombre, ou plutôt dans le silence, un silence que ce roman ne vient pas rompre, comme on dit, mais qu’il vient au contraire nous faire ressentir au moyen de cette voix qui s’y installe en tâtonnant, comme malgré elle.
Un destin de femme. Qui aurait pu, qui aurait dû en quelque sorte passer inaperçue, au service des autres, à commencer par LUI, celui qui n’aura jamais de nom dans ce livre : le mari. Tout était prévu pour une vie d’effacement, comme il y en a eu tant à l’époque, une époque pas bien lointaine.
« J’avais été jusque-là invisible, les mêmes gestes, les mêmes choses à faire, les jours, comme si avec le mariage il nous fallait disparaître. J’étais le linge qui sèche à la buanderie, les chemises, les siennes d’abord comme d’abord son verre à vin dans l’évier, je commençais toujours par regarder pour lui. Ensuite peut-être le fourneau avec les deux étages à porter le bois, le lit à faire et Louise qui demande, elle dormait peu. »
C’est à partir de cet effacement, tellement répandu à l’époque, mais surtout contre cet effacement, que celle qui dit « je » dans ce livre fait entendre sa voix au lieu de se taire, comme tant d’autres de sa génération. Elle aussi, elle n’aura d’ailleurs pas de nom dans notre récit, contrairement aux autres figures féminines qui apparaissent, à commencer par sa fille, Louise. Mais pourquoi se nommer soi-même, n’est-ce pas ? N’est-ce pas bien assez déjà de prendre la parole, d’oser la prendre quand non seulement on est femme, mais qu’on vient d’un milieu que les autres disent modeste ?
La parole qui se fait entendre dans Me taire ne va pas de soi. Est-elle seulement légitime ? Aussi la prise de parole est-elle hésitante, elle se glisse dans les interstices laissés par les autres, par ceux qui ont le droit de parler, ou qui le prennent, depuis toujours. Dans ce récit, la parole a de la peine à faire entendre son individualité, sa singularité face aux autres. Constamment, le « je » glisse vers un « on », moins exposé, moins particularisé. A-t-elle le droit de dire ce qu’elle aime ?
« Les montagnes si je pouvais, les montagnes et aussi ce bleu et cette légèreté, voilà ce que je garderais. » Et quelques lignes plus loin : « On apprend vite aussi qu’on est totalement dans le paysage, au milieu. Je veux dire qu’on se retourne, on veut regarder derrière soi et les chambres, les intérieurs ont disparu. »
Toujours prêt à se fondre dans le « on », habitué à exprimer ses désirs au conditionnel, le « je » qui parle ici peine à s’affirmer. Et pourtant, il le fait. ELLE le fait. Elle ne se taira plus.
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Au début de ce qu’on ose à peine appeler une émancipation se trouve la double expérience de la maladie et de la cure. Cette maladie si répandue jusqu’au milieu du siècle, jusqu’à la découverte de la pénicilline, et pourtant presque honteuse, il ne fallait surtout pas en parler ouvertement : la tuberculose. On oublie peut-être trop vite aujourd’hui que cette maladie, qui toucha des générations d’écrivains, de Tchekhov à Mansfield, de Kafka à Éluard, et qui nous a donné tant de chefs d’œuvres, comme la Montagne magique de Thomas Mann, a concerné toutes les classes de la société, à commencer par les plus pauvres, comme toujours et comme partout.
Que cette maladie fût parfois un facteur d’émancipation, comme la guerre d’ailleurs, est une vérité qu’on préférerait refouler. Il serait tellement plus beau de pouvoir affirmer que ce serait dû à une prise de conscience progressive des hommes, et sans doute aussi des femmes, mais voilà : ce sont des facteurs externes qui ont joué un rôle essentiel en faveur de l’émancipation, dans la mesure où ils ont mis en question, jusqu’à le rendre impossible, le règne de la plus grande force d’inertie de l’humanité : le règne de l’habitude.
En ouverture à son premier chapitre, Sandro Marcacci cite un passage des souvenirs de Colette de 1946, et je le cite après lui : « Que le mal nous façonne, il faut bien l’accepter. Mieux est de façonner le mal à notre usage, et même à notre commodité. » Ce conseil qui ne lui fut sans doute jamais donné, notre « ELLE » le fait sien, peu à peu, en comprenant que sa longue cure au sanatorium qui l’éloigne de son mari, de sa fille, de ses parents, qui la place dans la compagnie des femmes, et surtout de l’une d’entre elles qui va devenir son amie et sa protectrice, Martha la bâloise ; que ce séjour à la montagne lui offre l’occasion, par la force des choses, de s’affirmer pour, peu à peu, devenir elle-même.
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C’est un récit par aperçus, par fragments presque, que Sandro Marcacci nous propose avec Me taire. Une page, deux pages, puis le souffle s’arrête pour reprendre plus tard, à propos d’autre chose. Le passé remonte ici par petits bouts, il ne faut pas parler trop longtemps, on n’est pas chez Proust pour qui le passé, une fois saisi, se déplie et se déploie à longueur de pages, dans des phrases interminables qui imitent le fil de la mémoire. Ici, le fil est d’abord celui des travaux manuels, ceux qui se passent de mots. Les photographies en noir et blanc qui viennent s’insérer çà et là dans le texte ne sont pas des illustrations savamment choisies pour leur valeur symbolique, mais de simples aperçus qui viennent d’abord dire que « ça a été », comme le formule Roland Barthes dans La Chambre claire :
« Dans la photographie, je ne puis jamais nier que la chose a été là. Il y a double position conjointe : de réalité et de passé. […] Cela que je vois s’est trouvé là, dans ce lieu qui s’étend entre l’infini et le sujet ; il a été là, et cependant tout de suite séparé ; il a été absolument, irrécusablement présent, et cependant déjà différé. »
Les photographies qui scandent le récit de Me taire sont dépourvues de légendes, et le texte qui leur fait face ne permet que partiellement de les situer, de les expliciter. Leur effet est d’abord de dire que ce passé, un jour, a été un présent, mais aussi et en même temps que ce présent n’est plus le nôtre. Les photographies disent un lien, un lien fort, mais sur le mode de la rupture. « Ça a été », mais aussi : « ça n’est plus. »
La structure du livre en cinq parties, qui ressemblent formellement à autant d’actes d’une pièce de théâtre, de l’exposition au nœud, du nœud au dénouement, est en réalité trompeuse. Ce n’est pas une vie présentée sur le mode de la tragédie, et encore moins de la comédie, qui nous est présenté ici, avec un début, un milieu et une fin, comme le formule Aristote dans sa Poétique ; ce sont plutôt des pages arrachées à un journal intime et mises dans un ordre vaguement chronologique, avec de vastes trous, des ellipses, des silences. Ce sont de petites choses qui nous sont données à lire et à regarder, avec pudeur, et sans insistance. Ce qui les relie est la voix de celle qui a choisi de ne pas se taire ; ou plus précisément, c’est la voix de celui qui a choisi de donner consistance à une voix qui sans doute ne se serait jamais arrogé le droit de publier sa vie.
Si je lis correctement la brève notice finale de ce livre – et je n’en suis pas sûr, la note est, elle aussi, bien discrète, et en même temps elle interpelle –, si je la comprends bien, il y a eu entre « elle », celle que le livre fait parler, et lui, celui qui signe ce livre, une troisième personne, fictive peut-être. Ce qui en somme ferait de ce « roman », et je mets ce terme entre guillemets, un récit dont la vérité réside moins dans l’exactitude des faits rapportés – ou inventés – que dans une approche à la fois réaliste et empathique de ce qu’était la vie d’une femme, de cette femme. Une vie à laquelle il fallait rendre son existence, sa beauté et, surtout, sa dignité.
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Avec Me taire, Sandro Marcacci a écrit un livre grave mais jamais pesant ; un livre mélancolique plein de vie ; un livre extraordinaire tout entier dédié à une vie ordinaire. Il a su trouver le ton juste pour faire entendre une voix qui sans lui serait restée dans le silence ; il a osé s’approcher d’un destin de femme sans jamais se l’approprier. Ce livre, à la fois ambitieux et pudique, a profondément touché les membres de notre jury, qui a décidé de lui accorder le Prix Michel-Dentan 2025.